
Rencontre avec Anna Tepli
Par Mylène Vignon
J’ai fait la connaissance d’Anna Tepli grâce à des amis polonais. J’ai immédiatement été frappée par sa grande simplicité et sa bienveillance. Cette photographe et céramiste atypique a accepté de répondre aux questions de Saisons de Culture.
Entretien
Chère Anna, tu es née à Varsovie en pleine période post-stalinienne, peux-tu nous parler de ton enfance, de ta famille ?
Des grand secrets régissait la vie de la plupart des familles. Il était très dangereux à l’époque de parler de la guerre car beaucoup d’adultes et même d’adolescents faisaient partie de la résistance, mouvements de centre et de droite liés au gouvernement légitime établi à Londres. Il était périlleux de se faire démasquer après la guerre.
Mes grands-parents, mes parents ainsi que leurs amis et relatifs proches avaient pris une part active dans la Résistance durant l’invasion Nazi. De plus, un de mes oncles relâché, après des dures tortures, d’un goulag soviétique pour rejoindre l’armée d’Anders – lui-même soutien du front Allié au Moyen-Orient – avait était déclarée traitre. Il n’a jamais revu sa mère de peur d’être exécuté, il n’est revenu dans sa ville natale en voyage avec son épouse britannique qu’après la chute du mur de Berlin. Il est fort probable que nous étions fichés et surveillés.
Très souvent lors de réunions familiales, les adultes baissaient la voix pour échanger, car les enfants parlant sans discernement pouvaient trahir leurs familles sans le savoir. Alors l’enfant sensible que j’étais apprenait à deviner, à traquer les secrets de familles, à décrypter les humeurs tristes et les mélancolies de mes proches.
La vie artistique soumise à l’importance de la propagande, les ruses des artistes pour déjouer l’omniprésence de la censure, pour loger des messages de vérité, l’humour noir et le sarcasme, faisaient partie de nos quotidiens, il fallait savoir déceler le second fond des choses.
Tout cela m’a appris très tôt, la discrétion, le sens de l’observation l’empathie et la retenue. J’ai appris à lire entre les lignes et à m’échapper grâce aux lectures, à rêver …
L’art était-il déjà présent en toi, est-ce un atavisme ?
Je ne viens pas d’une famille d’artistes à proprement parler, mes proches avait du reste quelques à priori négatifs sur une potentielle carrière artistique et m’ont dissuadé de l’envisager. Il faut savoir que même l’art pouvait être au service de la démagogie.
Enfant, je me promenais dans les ateliers d’artisans du quartier pour observer leurs gestes, humer l’ambiance d’un travail artistique bien fait et utile.
J’aimais le toucher du fusain et de la mine de plomb sur le papier à dessin quand ma tante Zosia m’autorisait à venir fouiner dans son atelier empli de l’odeur de térébenthine utilisée pour préparer ses peintures. Elle même n’a pas pu être diplômée des Beaux Arts car le promoteur de son mémoire a été emprisonné. De ce fait elle ne pouvait être inscrite à la maison des artistes et ne pouvait se procurer les fournitures nécessaires, sauf surplus exceptionnels … cela provoquait des nombreuses tensions au sein de son couple.
Ma grand-mère à l’oreille absolue chantonnait souvent des chansons de sa coloratura de rossignol. Cela m’a permis de travailler mes dons naturels et apprendre à couvrir quelques octaves. J’ai longtemps chanté dans différentes chorales en Pologne et en France. Mais l’apprentissage de piano m’a été refusé par ma mère, faute de piano disait-elle.
Quant aux arts plastiques, ma voix « colmatant les partitions des garçons en pleine mue » dans la chorale de l’école, j’étais de toutes les répétitions alors la prof m’a dispensée de cours de dessins… puis les redondants «il est impossible d’être doué dans tous les domaines» m’en ont éloignée pour longtemps, ainsi mes capacités manuelles sont restées en sommeil.
Je redécouvert ma fascination de tout ce qui était l’émanation d’une patience et du travail assidu des mains quand mes enfants étaient petits. Je voulais à tout prix leur ouvrir les horizons qui m’avaient été refusés.
Adolescente, vers quelles études t’es-tu dirigée ?
Élevée dans les principes d’empathie et de partage, j’ai toujours voulu aider les autres, rester en lien avec l’entourage. Je ne peux pas ignorer les injustices et mon œil de lynx perçoit beaucoup de choses. Cela m’a souvent attiré des ennuis de la part des adultes encadrants ou des autorités car je défendait les plus faibles et m’insurgeait contre l’arbitraire. Qui plus est, j’avais la langue bien pendue.
Il me paraissait évident que pour prolonger cet esprit de justice je choisisse les études de droit.
Quel était alors ton projet de vie ?
Défendre la veuve et l’orphelin, ne pas plier sous les ordres immoraux, ne pas laisser de prise aux opportunistes et avancer sans me commettre, sans m’avilir … tant de gens ont faibli … l’honneur était la devise essentielle de ma mère qui m’a dit et répété de ne jamais me salir moralement de manière à pouvoir regarder mon image dans un miroir sans avoir honte de moi-même. Cette force morale m’a été fort utile quand, après mon installation à Paris, la KGB polonaise cherchait à tout prix (chose courante), à coup de menaces ou propositions de bourse d’études, à me recruter pour collaborer … il n’était pas question une seule seconde que j’envisage une chose pareille, alors que beaucoup d’autres, apeurés, n’ont pas eu de freins moraux .
Je te sais très attirée par les voyages lointains, comment expliques tu cet intérêt ?
Dans mon pays d’origine, la Pologne d’après guerre, presque totalement ravagée, détruite et pillée par les armées ennemies, non seulement les grandes difficultés économiques mais aussi le communisme répressifs et méfiant empêchaient les voyages .
Alors j’ai appris à voyager en rêve, en contemplant des cartes du monde et en lisant des récits des grands explorateurs. J’ai ainsi développé un esprit large, curieux et tolérant.
La Pologne a crée par son histoire, de nombreux expatriés instruits qui racontaient les impressions des pays visités, les meurs et les us et coutumes des peuples répartis autour du globe, générant des nouvelles et des fictions sur des mondes exotiques et fascinants. C’était mes lectures favorites, je dévorais plusieurs livres par semaine. Aujourd’hui je comble mes nombreuses lacunes en partant découvrir des pays, des gestes et des regards, des cuisines aux fumets exotiques et aux couleurs locales ternes ou chatoyantes, qui m’apportent de nouvelles connaissances que je chéris. Je rapporte de chaque voyage mon lot d’images et des épices pour colorer mes plats et enchanter les palais.
Je continue à choyer mon esprit cosmopolite.
J’ai découvert chez toi certains penchants pour de nombreuses disciplines artistiques : peinture, céramique, photo, musique… quel est le terrain de jeu où tu te sens le plus à l’aise ?
Pendant toute ma jeunesse mon domaine d’expression était le chant. En revanche c’est à l’âge mûr que j’ai eu enfin accès à l’apprentissage du piano, grâce à la patience amicale et le grand professionnalisme d’une amie pianiste, Miranda Deliallisi.
Par ailleurs, très tardivement, je me suis intéressée à l’aquarelle, à la photo, laquelle tout au début devait être un outil de mémorisation de paysages que je trouvais dignes d’une aquarelle et enfin tout à fait par hasard, à la céramique.
Pour l’anecdote, j’ai commencé par une feuille imaginaire en prenant la place de mon fils dans l’atelier d’une sculptrice-céramiste, devenue depuis mon enseignante et une grande amie.
C’est cette discipline exigeante et imprévisible qui est aujourd’hui mon violon d’Ingres. Je la décline autour de la feuille.
En parallèle, la photo tient une place très importante car je documente mes voyages en plongeant dans la street photography, pour mémoriser les situations que mes yeux ont embrassé et pour me permettre de continuer à m’interroger sur les préoccupations et les intentions des personnes que j’ai croisé lors de mes périples.
Récemment, tu as écrit et illustré un ouvrage sur la Chine ; La Chine sans masque, parue aux éditions Saisons de Culture, quelles furent tes sources et combien de temps a duré la rédaction, recherches comprises ?
C’est une belle preuve de résilience, l’ouvrage a occupé toute la période de pandémie et m’a permis d’effectuer un voyage intérieur en me tenant en haleine pendant les confinements.
Avec Pierre, mon époux, nous avons parcouru la Chine deux fois et demi. Ce dernier est un clin d’œil à notre visite de Shanghai, quand notre fille passait un semestre d’échange entre l’EDHEC et l’Université de Fudan. Encore un regard différent que l’on peut porter à ce pays. Il y a quatre ans j’ai d’ailleurs fait une exposition de photos de la Chine dans un cadre privé.
Durant le premier confinement j’ai suivi les conseils d’une amie, historienne de l’art à Getty Research Institute. J’ai porté un nouveau regard sur ce pays insuffisamment connu et parcouru la Chine en créant un carnet de voyage, basé sur mes souvenirs et les anecdotes encore fraiches en ma mémoire.
Je me suis beaucoup investie dans le déroulement de l’impression et le processus de mise en page, sous la houlette de l’excellent graphiste polonais Jerzy Neumark. Dans ce progrès de création la photographie s’est cristallisée, porteuse d’un message, d’une observation attentive. Le plus difficile étant sans doute, d’insérer les bonnes images dans les chapitres du livre, et surtout, de trouver une légende en corrélation avec le texte.
La belle campagne de Sologne, sa flore, sa faune, son climat… ne pouvait que t’inspirer, quelle est exactement la place de la nature dans ton œuvre ?
Je me suis toujours sentie très proche de la nature. Je l’adule et la respecte. C’est mon élément et ma source d’inspiration.
Je travaille l’argile qui vient de la terre et la décline autour de la feuille, poumon nourricier de l’arbre, qui nous est aussi indispensable pour survivre qu’à tout le biotope dont nous sommes partie intégrante.
J’utilise des feuilles trouvées dans ma forêt que je cueille essentiellement à l’automne. J’ai planté des arbres à oxygène comme le catalpa, le tulipier de Virginie ou le paulownia pour pouvoir décliner dans mon œuvre des formes de tailles ou d’apparences impressionnantes.
Elles laissent sur mes tessons, en dehors de dessins merveilleux, le suc, la cendre, résumés dans leur substance minérale qui interagi avec les émaux. Ainsi, je les immortalise dans mes céramiques en soulignant l’importance de cette petite chose que nous ne remarquons pas souvent.
La musique romantique résonne très bien en toi, j’ai eu la chance de pouvoir t’entendre au piano dans un extrait de Debussy, sous l’écoute de ton professeur Miranda, présente durant notre week-end. Quelques mots à propos de musique ?
L’âme slave est mélancolique et les sons de la musique romantique permettent de s’alanguir le regard perdu dans les brumes du soir venant de l’étang solognot qui enveloppent ma maison au crépuscule. Chaque être a sa propre musique intérieure, la mienne appartient à Chopin, Satie, Debussy. J’aime sa vibration qui m’enveloppe et me berce.
Un dicton qui te caractérise ? Je te sais même capable de l’inventer !
Un bon tien vaut mieux que jamais
Un projet pour les mois à venir…
Plusieurs projets en cours .
Au mois de mars j’espère partir enfin au Japon, voyage reporté 3 fois à cause de la pandémie, pour admirer le Sakura. Et ce pays à l’épure mythique pour les céramistes, pourrait peut-être me chuchoter quelque inspiration pour les œuvres à venir ?
J’arriverai peut-être enfin à prendre quelque street photography, si les gens sont occupés à observer autre chose que leurs congénères, dans l’idée de devoir les secourir à tout instant.
Des projets autour du livre « La Chine sans masque » commencent à prendre forme, tant en province qu’à l’étranger. Une exposition des photos de ce voyage les accompagnera, ainsi qu’une deuxième qui concerne seulement mes photographies, se prépare à Paris également.
Quant au prochain Salon d’Automne, qui est reporté en janvier 2024, j’y déposerai de nouveau ma candidature en proposant des images d’un autre voyage.
Pour les céramiques, j’attends l’arrivée du printemps, ayant pour l’instant épuisé mon stock de feuilles. D’autres techniques, formes, ainsi que des sujets élargis me happent, tels que l’arbre, ou encore un mobile tintinnabulant avec le mouvement des feuilles en céramiques au grès des vents, pour nous mettre en suspension zen, loin du quotidien.
« Anna Aussure, née Tepli, est venue au monde à Varsovie vers la fin de la période post-stalinienne et a grandi, entourée de non-dits et de craintes permanentes exprimées inconsciemment par les adultes qui l’entouraient.
La vérité, pourchassée à coup d’exécutions sommaires des résistants fidèles à l’ancien gouvernement légitime, était devenue taboue.
Il était difficile d’en apprendre plus sur la vie d’avant-guerre ou sur l’histoire des familles. Cela pouvait facilement déboucher sur un sujet politique ainsi que sur la guerre elle même, dont le souvenir était trop douloureux.
A l’époque de son enfance et de son adolescence, l’apprentissage de la vérité était limité aux blagues et aux moments furtifs lors desquels les adultes fatigués et excédés laissaient échapper quelques mots de critique cinglante.
Dans sa quête de la vérité et de savoir, elle a d’abord entrepris des études de droit à l’Université de Varsovie, mais ses rêves de justice s’effaçaient chaque jour un peu plus. C’est alors qu’elle a décidé de fuir vers Paris, la ville de la liberté, pour y étudier la langue française avant de passer le concours de Sciences Po Paris.
Diplômée de cette institution, elle a travaillé dans la publicité de plusieurs journaux.
Elle a redécouvert l’art pratiqué durant l’enfance dans l’atelier de peinture de sa tante Zosia, en consacrant son temps à ses jeunes enfants. Fascinée par les loisirs créatifs, elle s’est plongée avec délices dans l’aquarelle, le dessin et la musique. Finalement, c’est la céramique et la photo qui sont devenues ses violons d’Ingres.
Aujourd’hui, grande voyageuse, elle utilise sa sensibilité et sa capacité d’observation pour se consacrer aux arts, sa vocation.
Anna Aussure, (née Tepli), was born in Warsaw around the end of the post-Stalinian era. She was brought up in an environment of unconscious underlying fear and forced silence of the adults around her.
The truth – threatened by random executions of resistants who pledged allegiance to the former legitimate government – had become taboo.
It was challenging to get a better understanding of pre-war life or of the history of families. It could easily lead to a political discussion or to war itself, the memory of which was all too painful.
During her childhood and teenage years, the truth could only be glimpsed in jokes or fleeting scathing critiques from tired and exasperated adults.
Seeking a form of truth and in-depth knowledge, she first pursued a law degree at Warsaw University but her dreams of justice soon faded day by day. It was then that she decided to escape to Paris, the city of freedom, in order to study the French language, before passing the entry exam for Sciences Po Paris.
After graduating from that institution she worked in advertisement for several newspapers.
She rediscovered the art she had practiced during her childhood in her aunt Zosia’s painting studio, while spending time with her young children. Fascinated by arts and crafts, she happily delved into drawing, watercolors and music. In the end, it is ceramics and photography that have become her most passionate hobbies. These days, an avid globetrotter, she uses her sensitivity and her skill for observation to dedicate herself to the arts, her first vocation. «